Par Catherine Grandsard et Tobie Nathan
(« Un feu sans fumée. Conversation avec les djinns » in Sophie Houdard et Olivier Thiery, Humains, non-humains, Paris, La Découverte 2011, pages 350 à 358.)
« Il a créé l’homme d’argile sonnante comme la poterie
Et Il a créé les djinns de la flamme d’un feu sans fumée »
(Coran 55:14-15)
Imagine seulement, humain ; imagine que tout ce qui compose ton corps, l’eau que tu partages avec l’univers, cette eau dont tu es traversé, l’air qui est indispensable à ta survie et cette matière, comme de la glaise, qui te colle au sol et t’interdit l’élégance de l’oiseau — imagine que tout cela disparaisse et qu’il ne reste pour te constituer que le feu des passions… Le feu, oui ! Ce mouvement qui est seulement mouvement ; cette lueur qui n’est qu’intensité… Le feu seul, sans la matière qu’il consume, sans la chaleur qu’il produit… Peux-tu seulement imaginer un être qui serait ainsi fait du seul feu ? Le feu et rien d’autre, pas même la fumée qui nécessite la présence de l’air… Eh bien, humain, si tu sais imaginer cela, tu peux alors nous apercevoir…
Seuls quelques-uns parmi nous sont autorisés à les voir… Car si nous, les humains, sommes faits de matière et d’une multitude d’éléments assemblés, les djinns, invisibles étincelles, seraient à la fois sans consistance et unités indissociables, faits d’un élément unique, « flamme[s] d’un feu sans fumée », nous dit le Coran. Ils seraient feu sans combustible, fragments d’énergie pure… Nous savons qu’ils partagent le monde avec nous. Ils nous frôlent, nous regardent, commentent nos comportements… Quelquefois, on les entend rire. On entend leurs ébats sur les toits des maisons, les courses de leurs enfants dans les couloirs déserts. Ils nous évitent, aussi… Bien des humains ont été effrayés par eux, mais on les sait aussi craintifs. Ils redoutent la violence et souffrent de l’effroi. Ils sont légions, infinité grouillante de forces invisibles, de potentialités créatrices. Leur force est d’être libres de toute contrainte qui les lierait à l’existence matérielle. On imagine que c’est pour cette raison qu’ils ont reçu la création en héritage — le pouvoir de créer, plus précisément, de faire surgir les possibles. Ils sont début, initiation ; ils sont mouvement, vitalité, fertilité, invention… Princes de l’anarchie, on les prétend tapis à l’envers du décor, dans les lieux du désordre, — les espaces inhabités, les trous d’eau, les ruines antiques, les ordures, le sang des animaux de boucherie, les canalisations des maisons, le faîte des arbres… On sait aussi — c’est écrit ! — qu’ils disposent d’invisibles plantations qu’ils détestent voir piétinées. On imagine que leurs légumes y poussent à l’envers, les racines vers le ciel et les fleurs s’enfonçant dans les entrailles du sol.
Nous autres humains sommes automatismes, stéréotypes, répétition. Les djinns, eux, sont la force qui gonfle le grain de raisin, l’intensité contenue, prête à s’épanouir dans le secret du vin et dans la force du délire.
Que craignez-vous donc ? Nous sommes vos compagnons du premier jour ; votre double abandonné à la création, le secret de votre existence à jamais disparu dans le placenta de votre naissance. Il arrive aussi, humains, que les djinns se manifestent auprès de vous.
De quelle façon ? Pour quelle raison ? Que cherchent-ils ainsi à obtenir ? Nous avons beaucoup d’autres questions, mille et une questions… Pourquoi choisir tel humain plutôt que tel autre ? Un exemple : l’histoire de cette femme… Peut-on la comprendre ?
Une petite fille de cinq ans[1], une gamine, jouait près d’une flaque d’eau, juste après la pluie. Dans les pays du sud, l’eau est toujours une fête ! Un jeune homme, cousin de sa mère, se tenait près d’elle, un parapluie fermé à la main. Il se retourna soudain pour répondre aux salutations d’un voisin, et voilà que la pointe métallique du parapluie vint à percuter le visage de la petite fille, juste au niveau de l’œil. Elle hurla de peur et de douleur ; le sang coulait, la mère accourut, affolée. Elle apostropha le cousin : « si jamais ma fille est défigurée, tu devras l’épouser ! » Plus de peur que de mal, la pointe avait entamé l’arête du nez ; dieu merci, l’œil n’avait pas été touché. La fillette n’en garda aucune séquelle… visible ! Elle grandit normalement, certes un peu plus opiniâtre et rebelle que les autres fillettes de son âge, et devint une jolie jeune fille sérieuse et douée pour les études. C’est après son mariage que les choses se gâtèrent. Son mari, maladivement jaloux, se montrait souvent violent. Elle-même éprouvait des sensations étranges qu’elle tentait de maîtriser en avalant toutes sortes de médicaments. Il lui arrivait d’être alitée des semaines durant. Après la naissance de son premier enfant, la situation se dégrada tant avec son mari, les disputes devinrent si violentes, que la jeune femme, craignant pour sa vie et celle de son enfant, décida de quitter le pays avec son bébé pour rejoindre ses parents, immigrés de longue date en région parisienne. Et c’est là, en Seine-Saint-Denis, que cinq ans après son arrivée en France, elle rencontra notre équipe de psys. Nadia était alors une jeune femme à l’esprit vif, sympathique et coquette, qui s’exprimait parfaitement en français. Sa vie d’immigrée oscillait entre le plaisir de la liberté et une langueur maladive qui s’abattait sur elle. Chaque fois qu’elle était embauchée, de longues périodes d’épuisement avaient raison d’elle et de son emploi. Anémie chronique, dépression… aucun traitement n’y fit. Nadia savait, quant à elle qu’aucun remède ne pourrait la guérir… Elle se savait ainsi depuis l’âge de cinq ans, depuis l’accident du parapluie. « Je suis mariée avec un djinn, expliqua-t-elle en toute innocence aux psys ébahis. C’est là la cause de tous mes problèmes ». Jusqu’à son mariage l’être qui l’accompagnait depuis l’enfance ne s’était pas manifesté sous son vrai visage. Mais lorsqu’il eut un rival dans la place, sa présence se révéla chaque jour… chaque nuit, plutôt. « J’ai honte de vous dire ça mais il a souvent des relations sexuelles avec moi… La nuit, dans mon sommeil. »
Des relations sexuelles ? Comment un djinn, invisible, monoélémentaire, dont la corporéité est une chimère peut-il ainsi s’accoupler à une femme de chair et de sang ?
Ecoutez, humains, si nous sommes force, si nous sommes puissance, si nous sommes mouvement, ce qui nous fait défaut, c’est la durée et l’extension. Vous avez corps, matière et organisation, nous sommes remous, trouble et passion.
Ainsi, Nadia a-t-elle longtemps ignoré la cause de son désordre intérieur. On disait d’elle qu’elle était « habitée ». Voilà une expression connue ! Le djinn serait entré en elle de manière précoce, à l’occasion du coup de parapluie. Sans doute l’union a-t-elle été scellée à l’insu de tous par les paroles de sa mère, dont la jeune femme se souvient encore lorsque nous la rencontrons : « tu devras l’épouser ! » avait-elle prévenu. Elle s’imaginait parler au cousin. Mais, semble-t-il, nous autres humains, ignorons que lorsque nous parlons, d’invisibles témoins s’emparent de nos paroles.
Si nous sommes votre secret et que vous êtes notre durée, l’alliance d’un djinn et d’un humain est à la fois naissance, initiation et mariage. Naissance parce que l’humain entre en un monde qu’il ignorait ; initiation parce qu’il accède aux secrets de la création, et mariage parce que cette alliance est indissoluble.
Indissoluble ?
Si les alliés ne sont pas de même nature, aucune règle ne peut organiser leur séparation…
Lorsque le djinn s’est enfin manifesté à Nadia, sa maîtresse — ne dit-on pas plutôt sa monture ? — c’est à travers des perceptions physiques : l’asthénie, d’abord, puis des manifestations érotiques pouvant aller jusqu’à cette jouissance brutale qui la réveillait échevelée au mitan de sa nuit. Pourquoi l’asthénie ? Et une autre question : que lui veut-il ? Qu’exige-t-il de Nadia, ce djinn ? Qu’attend-il de cette alliance ?
Les djinns, que veulent-ils donc aux humains ? Hamza aussi se le demandait. Avant de sentir quoi que ce soit, lui a d’abord commencé par voir. Il nous a décrit la scène, avec force détails :
« Un jour, j’avais bu beaucoup de whisky. J’étais avec des copains et puis, par bravade, on a soudain décidé de passer la soirée dans une maison près de Nice que l’on disait habitée par des djinns. Nous étions installés dans le salon et nous buvions et nous fumions beaucoup. Tard dans la nuit, un homme est entré. Il était en colère. Il s’est écrié : ‘Partez d’ici parce que vous faites du bruit et vous allez réveiller ma femme et mes enfants !’. Cet homme s’est présenté à nous, disant s’appeler Abdelhamid. Il prétendait qu’il était musulman. Et nous avons entendu des bruits étranges, effrayants. Des pas dans le couloir, des pas comme les sabots d’un cheval. La porte s’est mise à claquer violemment, les verres se sont brisés. Une véritable tempête, une tempête à l’intérieur de la maison ! Mes copains et moi, nous étions effrayés ; plus que cela : saisis, pétrifiés ! Moi, je me suis mis à prier le Coran mais comme j’avais bu, j’ai eu peur, très peur. On ne doit pas toucher au livre quand on est sale. Je venais de comprendre que cet homme n’était pas un humain mais un djinn avec tous ses soldats, des kofares[2]. Ce soir-là, j’ai bien cru que j’allais mourir… »
A peine âgé de dix-sept ans, ce tout jeune homme était arrivé seul en France, quatre ans auparavant. Jusque là, il s’était débrouillé comme il avait pu sans trop d’histoires, jusqu’à ce qu’une « embrouille » absurde le menât en prison, où nous l’avons rencontré. Seul dans sa cellule, Hamza, pourtant de nature expansive et joyeuse, se laissait aller. Répandu sur sa paillasse, il restait hébété des jours et des nuits, sans sommeil, sans éveil. Et lui aussi éprouvait les présences autour de lui. Mais à l’inverse de Nadia, ces présences ne lui procuraient aucun plaisir, bien au contraire.
« Là, il y a le kabousse, vous connaissez ? C’est une espèce de fantôme qui vient dans ma cellule, la nuit, pour m’étouffer. Il me monte — surtout lorsque je m’étends sur le dos. Il se pose sur ma poitrine et resserre mon souffle jusqu’à l’étouffement. Et souvent, j’entends des bruits dans les murs et je sens un vent froid qui me glace partout… Je sais que c’est un djinn ! »
Kabousse… On comprend le mot. Il est parent de « presser », de « pétrir ». Ce djinn vient oppresser la poitrine de celui qu’il investit.
Le kabousse, Mahmoud aussi le connaît : la nuit, dans la chambre de son foyer de l’Aide sociale à l’enfance, il le sent et il le voit. Tellement souvent, qu’il n’en a pratiquement plus peur.
« Il vient me voir le soir vers 20h et même jusqu’à 22h, dans ma chambre. Le kabousse, il te gonfle et tu ne peux pas bouger ; il t’effraie aussi… c’est un djinn, bien sûr, mais un envoyé d’Allah. Quand il vient, je suis tout glacé, tout sec. Parfois, je tombe d’un coup et parfois mon corps ne bouge plus. Une fois, il a écrit, j’étais sorti de ma chambre, je suis revenu, et il a laissé des traces sur le mur, comme des lettres que l’on ne pouvait pas déchiffrer… Peut-être une écriture oubliée ? Quand je dors, il peut se mettre sur moi. J’ai le cœur qui se met à trembler et je ne peux plus respirer. Ça me réveille et quand je me réveille, je le vois devant moi : il a la forme d’une boule noire qui monte dans la chambre vers le plafond. Je n’ai pas peur de lui quand je le vois dans ma chambre. Des fois, il vient me toucher la main… Oui, il me visite souvent. Petit à petit, je me suis habitué à ce qu’il vienne. »
Jeune homme dans la même situation que Hamza, c’est seulement depuis qu’il est en France que Mahmoud a rencontré ce djinn particulier, la nuit. Mais il ne se souvient pas de la première fois qu’il l’a senti. Quant à Farid, lui aussi « mineur isolé étranger »[3], comme Hamza et Mahmoud, il a été investi non par un seul djinn mais par une pléthore de ces entités. Il est terrifié. Les êtres le poussent à faire n’importe quoi, y compris de « mauvaises choses ». Ils lui insufflent des pensées déviantes, des idées impures. Il redoute qu’ils finissent par occuper tout son espace mental, jusqu’à le priver de son identité d’humain. « Moi, s’écrie-t-il, j’ai peur de devenir fou ! Ils vont me rendre fou, ces djinns, parce que j’en ai plein… des milliers ! » Farid est formel : cette myriade de djinns et de diables, aussi, ces sortes de djinns que l’on nomme « sheytan », cette société est entrée en lui quand il était enfant, lorsqu’il a contemplé des choses qu’il n’aurait pas dû voir. Certes, il s’en souvient ! L’on voudrait qu’il nous les relate ? Non ! Tout cela doit rester enfoui dans sa mémoire. Il ne veut pas les évoquer ; il se refuse à en parler. S’il ne sait précisément les identifier, s’il ne connaît ni leur nom, ni leur forme, ni leur mode d’expression, Farid les voit, les sent, les entend, tous ces êtres qui ont élu domicile auprès de lui.
Nous sommes bien plus que des philosophes, nous sommes la philosophie, concepts auxquels la nuit aurait conféré la vie, concepts animés. Vous autres humains nous percevez avec vos sens et nous attribuez une existence externe. Mais lorsque vous nous entendez, lorsque vous nous voyez nous sommes déjà infiltrés. Ce que vous identifiez dehors est déjà dedans ! Nous vous apprenons l’existence du manque à être, vous autres humains convaincus d’essence…
Dans ces exemples, les djinns ont pris possession de leurs humains respectifs au hasard d’une frayeur ou d’une ivresse. Dans d’autres cas, le choix de la personne, à ce que nous avons pu constater, n’est pas dû au hasard ; on dirait plutôt une sorte d’élection. C’est parce que ce garçon ou cette fille appartient à telle lignée familiale qu’un djinn l’a choisi ou peut-être parce qu’il est né dans des circonstances particulières. Sabrina, par exemple, était accompagnée de sa djenneya, son djinn femelle, pour ainsi dire, depuis qu’elle était bébé. Il faut dire que son arrivée au monde fit scandale, non à cause d’une grossesse ou d’un accouchement difficile, mais parce qu’elle avait été conçue hors mariage, dans un pays du Maghreb, de l’accouplement d’un étranger non-musulman et d’une jeune fille du pays – une très jeune fille. Pour protéger l’honneur de la famille, Sabrina fut confiée dès sa naissance à une ancienne voisine partie s’installer en France. Celle-ci déclara le bébé aux autorités françaises comme étant sa propre fille. Sabrina a donc grandi en France, fréquentant l’école, puis le collège, sans se faire remarquer. C’est vers l’âge de douze ans qu’est survenue sa première « crise ». Crise. En arabe, on use du même mot, ou presque, « crisa »… Elle n’a pas d’autre nom pour désigner ces états singuliers qu’elle a connus si souvent par la suite. Son corps se crispait d’abord, dans une sorte de contracture généralisée, avant de s’assoupir totalement en un évanouissement de tout son être, une profonde torpeur. Les médecins prescrivirent toutes sortes d’examens et d’analyses, sans succès, à ce qu’elle nous dit. C’est lors d’un voyage au Maghreb que son mal put enfin être correctement « diagnostiqué ». Sabrina était possédée par deux djinns, une mère et son fils, dont les noms étaient connus de sa famille maternelle. Les êtres lui réclamèrent un rituel et un sacrifice de poule sur l’autel installé dans un endroit précis, sur l’une des sept collines qui bordent la petite ville de sa mère, celle qui lui a donné naissance. Et ce rituel, elle devait l’accomplir au moins une fois par an. Depuis qu’elle se conformait à cette exigence, Sabrina ne faisait plus de crises. Sabrina avait été mariée à trois reprises ; divorcée à trois reprises ; quatre des six enfants étaient placés à l’Aide Sociale à l’Enfance… La relation qu’elle instaurait avec les humains, ses semblables, ne la satisfaisait guère. Elle vivait attirée par une sorte de point obscur, au loin, vers lequel elle se dirigeait les yeux fermés. La jeune femme faisait les brouillons de ses divinations ; elle s’exerçait à développer ses dons de voyance — ceux là même que lui conférait son alliance avec les êtres, à l’heure où nous l’avons rencontrée, exclusivement auprès de ses proches.
Quelle est la question, humains, l’une de vos mille et une questions ? Comment notre présence distingue-t-elle les humains qu’elle investit ? En quoi notre irruption dans votre univers fragmente l’opacité de votre regard ? C’est que notre être est manque à être ; notre parole est appel à la parole ; un dialogue avec l’interlocuteur de la non-langue. Nous sommes vos étrangers et par conséquent le mouvement même de votre connaissance.
Ainsi, les djinns entrent-ils dans l’intimité de certains humains par la frayeur ou l’ivresse, ou encore, en élisant certains humains qu’ils ont d’abord identifiés comme porte-parole — porte-paroles de la non-parole. Mais nous avons observé un troisième vecteur d’entrée des djinns à l’intérieur des personnes — tous les traités de djinnologie le mentionnent : la sorcellerie. C’est précisément ce que racontait Marguerite, jeune femme originaire de la campagne bretonne mariée deux fois à des hommes maghrébins et mère de trois enfants. L’instituteur de son deuxième fils, Malik, qui était alors âgé de dix ans, se plaignait chaque jour de l’agitation du garçon. Marguerite avait elle-même noté que le comportement de son fils avait changé ; qu’il ne tenait plus en place. Sur les conseils de l’école, elle avait pris rendez-vous au centre médico-psychologique. Elle ne s’était pas sentie à l’aise en présence du pédopsychiatre et Malik non plus qui n’avait pas voulu y retourner. Une voisine lui a alors proposé de l’emmener chez un « fkih » marocain, un homme de la tradition, familier des êtres qui officiait en banlieue parisienne.
« Le fkih m’a dit qu’on m’avait envoyé un djinn quand j’étais enceinte de Malik et que d’ailleurs, moi aussi, j’avais aussi quelque chose depuis l’enfance. Il m’a précisé que mon fils Malik avait le même djinn que moi. Puis il m’a dit qu’Allah me montrerait en rêve la personne qui m’avait fait ça. Le fkih m’a dit qu’il pouvait retirer le sort qui pesait sur moi depuis que j’étais petite. Mais pour ce qui était du djinn, il m’a prévenue qu’il ne pourrait pas l’enlever, qu’il faudrait bien plus que sa science, qu’il me fallait retourner au Maroc pour ça. Pour le sort, il m’a fait boire de l’huile d’olive et j’ai vomi quelque chose de noir. Et le soir-même, je rêvais de mon ex-belle-mère, la grand-mère de Malik. J’aurais dû m’en douter ; des copines m’avaient mise en garde contre elle, mais je n’avais jamais voulu les croire. Pour moi, je la considérais comme ma mère ! »
Marguerite aurait pu n’accorder aucun crédit aux accusations portées par le fkih. Elles eurent pourtant sur elle un effet de révélation. Elle comprit d’un tenant qu’elle avait été tour à tour victime de deux attaques de sorcellerie, l’une bretonne, l’autre marocaine. Elle comprit dans un même mouvement les sensations étranges qui la traversaient depuis des années et ses propres comportements qu’elle-même ne comprenait pas. D’autant que Marguerite détenait des preuves de la présence du djinn — des marques sur son corps, des intuitions fulgurantes. Elle savait que c’était un homme, par exemple, car elle parvenait à percevoir ses pensées. Il arrivait souvent, par exemple, qu’il la poussât à des violences, des conduites d’hommes. C’était lui ! C’est ainsi qu’elle s’en prenait physiquement à des hommes ; elle les agressait en sachant qu’ils étaient bien plus forts qu’elle. Apprenant les actes de violence qu’elle avait commis, le fkih lui assura qu’elle était plus forte que le djinn qui l’habitait.
Un humain peut-il donc vaincre un djinn ? Leurs luttes ne se résument-elles pas à des confrontations de ruses ?
Humains aux mille et une questions, notre esprit est corps, c’est pourquoi notre présence s’inscrit dans votre existence comme une énigme. Et notre corps est étincelle, c’est ainsi que notre simple apparition est toujours une nouvelle idée qui vient au monde.
Marguerite n’avait pas fait le voyage du Maroc. Elle s’épuisait en luttes incessantes ; elle résistait aux incitations du djinn. Attirée de longue date par l’Islam, elle s’y engageait pour être plus forte dans sa lutte. Marguerite cessa de manger du porc ; elle s’essaya à prier en arabe phonétique, elle s’enveloppa même la tête, durant plusieurs mois, d’un foulard islamique. Son rêve le plus cher était de parvenir à se convertir. Mais l’être interférait sans cesse lui barrant le chemin du dieu qu’elle s’était choisie. Et dans la maison de Marguerite, tout le monde reconnaissait la présence du djinn : ses enfants, bien sûr — les enfants sont plus sensibles à la présence des êtres —, jusqu’à son compagnon de l’heure, Jean, un « Français » comme elle, avec qui elle partageait sa vie depuis quelques années. Compréhensif, il acceptait la présence de l’être invisible, dans son lit, dans ses nuits — cet être qui venait bien souvent perturber leur vie sexuelle.
Alors, dites-nous, que cherchent ces djinns lorsqu’ils s’en viennent investir un humain ? Que veulent-ils de sa souffrance, qu’attendent-ils de sa maladie ?
Vous autres humains, n’acceptez les questions que dans la maladie et ne reconnaissez les divinités que dans la folie. Nous sommes votre chemin vers l’autre et vous êtes notre durée. Vous nous consentez un peu d’amour et nous faisons pleuvoir sur le désert ; vous nous offrez quelques années et nous en faisons des siècles…
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Quelques éléments de bibliographie
Crapanzano V. (1973) The Hamadsha. A Study in Moroccan Ethnopsychiatry, Berkeley, University of California Press.
Doutté E. (1908) Magie et religion dans l’Afrique du Nord, réédition, Maisonneuve et Geuthner, 1984.
Nathan T. (2007) A qui j’appartiens ? Ecrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.
Nathan T. (2004) Du commerce avec les diables, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.
Nathan T. (2001) Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Le Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.
[1] L’ensemble des exemples présentés dans ce texte sont issus du travail clinique de l’équipe d’ethnopsychiatrie du Centre Georges Devereux (www.ethnopsychiatrie.net) : par souci de confidentialité, les noms et les lieux ont été modifiés.
[2] Des kofares : en arabe, des mécréants.
[3] C’est ainsi que l’on désigne, en France, de jeunes migrants de moins de dix-huit ans, sans référents parentaux connus sur le territoire. L’appellation « mineurs non accompagnés » est utilisée en Europe et dans la littérature anglosaxone.